Au nom de la liberté d’expression

Les étudiants en médecine manifestent en soutien à Wajih Dhakkar injustement exclu de son université. Photo : Nourhene Makhlouf.

Wajih Dhakkar croit à la liberté d’expression chèrement acquise lors de la révolution tunisienne. Mais pour avoir dénoncé des conditions de travail difficiles dans son université, cet étudiant en médecine n’a pu que constater que le chemin était encore long.

Par Paul Abran

ajih Dhakkar a 22 ans. En juin 2019, alors qu’il révise ses examens de quatrième année de médecine, l’étudiant craque. Il ne supporte plus l’atmosphère suffocante de la bibliothèque de la faculté, seule salle de l’établissement non climatisée. Dans cette chaleur étouffante, travailler devient un calvaire. Et pour couronner le tout, Internet ne cesse de couper.

A bout de nerfs, il tente d’informer l’administration de ces conditions de travail intenables. En vain. « La gestion de l’administration de notre faculté est catastrophique », proteste le jeune homme.

Ne supportant plus ni la canicule ni l’inaction de l’administration, Wajih Dhakkar se tourne vers ses camarades. Dans un groupe privé de Facebook qui réunit de nombreux étudiants de la faculté de médecine, il écrit : « Sous une canicule pareille, la bibliothèque n’est pas climatisée alors que plusieurs endroits le sont. Je ne comprends pas si c’est dû à une mauvaise gestion ou juste à la bêtise. »

Quelques mots, écrits sous l’impulsion de la colère, qui vont bouleverser son année.

Wajih Dhakkar n’est pas le seul à pointer du doigt les conditions de travail de sa faculté. Mais il est le seul à s’être exprimé ouvertement. Peut-être a-t-il cru qu’aujourd’hui, dans la Tunisie postrévolutionnaire, il était libre de s’exprimer. Peut-être a-t-il cru que la liberté d’expression avait été acquise au lendemain des manifestations de 2011.

Une année de labeur envolée

Bien mal lui en a pris. Ces quelques mots, dont la direction a eu écho – Wajih soupçonne un autre étudiant d’avoir envoyé son post Facebook à l’administration – vont lui coûter cher.

Convoqué par le directeur de son établissement, Wajih est accusé de « non-respect du droit de réserve, de diffamation et de diffusion de fausses informations au sein de la faculté ». Le 26 juillet, à l’issue du conseil de classe, il est exclu pour une durée de quatre mois. Quatre mois de renvoi, une sentence qui semble immense pour un simple commentaire entre camarades. D’autant qu’ils signifient aussi une année entière de perdue.

Wajih devra redoubler, car un étudiant absent trois mois ou plus est dans l’obligation de recommencer son année. « Cette sanction est illégale, anticonstitutionnelle et contre notre liberté d’expression, déclare le jeune homme. En 2011, après la Révolution, on n’avait pas gagné grand-chose, mais la liberté d’expression si. Mais aujourd’hui, elle est encore bafouée. »

Cette affaire, interne à la faculté, franchit pourtant les murs de l’établissement et se propage dans tout le pays. Le 12 septembre, soutenus par l’Organisation tunisienne des jeunes médecins (OJTM), les étudiants de médecine manifestent pendant deux heures en soutien à leur camarade injustement exclu. « Halte à l’injustice ! », scandent-ils à l’unisson. La direction ne bronche pas.

Exclu mais soutenu par des professionnels de médecine, Wajih porte plainte contre la faculté pour « renvoi abusif ». Et le 4 novembre, une grève générale paralyse les quatre facultés de médecine du pays. Étudiants, internes, personnels hospitaliers… Ils sont des centaines à faire grève et à porter le brassard rouge en signe de protestation. Les médias nationaux relaient l’événement et l’affaire fait la une de l’actualité.

« Tout le monde a entendu parler de l’affaire », raconte Wajih. A ce moment-là, il croit à un retournement de situation. « L’opinion publique a été solidaire avec ma cause. »

Face à l’ampleur du mouvement, la faculté accepte de négocier : réduire la durée du renvoi pour qu’il puisse valider sa période de stage et son année. Wajih accepte le compromis, appelle au calme et les protestations cessent.

Quatre petits jours qui manquent

Les tensions s’apaisent. Au terme de ses quatre mois d’exclusion, Wajih réussit tout de même ses examens théoriques. Mais un coup de téléphone fait à nouveau tout basculer.

« Je reçois un appel de l’administration qui m’informe qu’il me manque quatre jours de présence pour que mon stage soit validé. Je dois redoubler mon année », raconte Wajih, écœuré.

L’administration fait fi de l’accord oral passé plusieurs semaines auparavant. Elle ne tient pas sa parole. « Ce n’est pas la première fois que nous sommes face à des accords non respectés », expliquent des camarades de Wajih.

Mais cette fois, plus de négociations possibles. Wajih Dhakkar est contraint de redoubler. Mais il ne compte pas baisser les bras dans sa lutte contre l’injustice.

Il a lancé un deuxième mouvement protestataire. Un sit-in ouvert est déjà prévu dans les prochaines semaines tandis que Wajih envisage de faire une grève de la faim.

S’il continue son combat, c’est que, pour lui, ce qu’il a fait « n’est pas illégal. Je n’ai pas parlé de terrorisme. Si je ne gagne pas, cela pourrait mettre en péril la liberté d’expression des jeunes et de chacun ».

« Je l’ai dit, la liberté d’expression est un acquis de la Révolution, poursuit-il. Mais, aujourd’hui, la réalité est toute autre. » Pour lui, l’ombre de la censure plane encore.

Merci à Nourhene Makhlouf, étudiante en médecine à Tunis, de nous avoir autorisé à utiliser ses photos.