« J’étais voué à être libre penseur »

Amine Lakhnech, cinéaste tunisien de 31 ans, a été révélé au grand public grâce à son film True Story.

Découvert aux Journées cinématographiques de Carthage en 2019, Amine Lakhnech revient sur son parcours. Pour le petit garçon initié au cinéma par les films d’horreur, le chemin a été long et difficile. Pour lui, c’est grâce à la Révolution que le cinéma – un milieu qui s’est longtemps refusé à lui – s’est ouvert et reconnaît aujourd’hui son art.

Recueuilli par François Ventéjou (photos Paul Abran/EPJT)

ux Journées cinématographiques de Carthage 2019 (équivalent du Festival de Cannes en Tunisie), Amine Lakhnech, 31 ans, a été récompensé du Tanit d’or du meilleur court-métrage. Pour ce cinéaste tunisien, cette récompense signe son entrée dans le paysage cinématographique mondial. Il rêve désormais plus grand. Lui qui tout petit déjà voulait être cinéaste espère aujourd’hui rattraper le temps perdu.

Comment votre passion pour le cinéma est-elle née ?

Amine Lakhnech. J’ai eu la chance de faire partie d’une famille cinéphile. À 12 ans, c’est moi qui ramenait les VHS louées à la maison pour mes parents. Bien sûr, je triais, je choisissais les films. Mes parents étaient amoureux du cinéma d’horreur. J’ai donc été initié au cinéma par l’horreur, l’épouvante. Cela m’a fait réfléchir : c’est là que mon imaginaire se sent chez lui.

Lorsque vous étiez adolescent, avez-vous réalisé des films pour vous amuser ?

A. L. Je réalisais surtout des montages et des enregistrements pour les rappeurs de mon quartier. On faisait du montage sur la base d’images récupérées. J’ai commencé comme vidéaste.

Vous avez grandi à Ariana, une ville dans la banlieue nord de Tunis. Après votre baccalauréat, quelle trajectoire avez-vous décidé de prendre ?

A.L J’ai fait une école d’arts et métiers. Je me retrouvais plus à l’aise à faire de l’image. Au début, c’était des reproductions de peinture, après c’était des interprétations d’œuvres et de sémiologie. Je me suis spécialisé en ça.

 

« J’ai passé le concours de l’école de cinéma. On m’a accepté mais je me suis désisté »

 

Vous étiez donc loin du cinéma à cette époque…

A. L. J’ai passé le concours de l’école de cinéma. On m’a accepté mais je me suis désisté. Je venais d’une famille modeste. Je n’avais pas les moyens. Cette école est très loin de chez moi. Donc, déjà, je ne savais pas comment y aller. Et, après quelques jours, j’ai compris que c’était une formation qui spécialise et moi, je voulais être polyvalent, libre. Cette école limitait ma liberté.

Je suis donc retourné à mon école d’arts et métiers où j’ai eu la chance de côtoyer une génération de gens très intelligents. Il y avait une belle compétition entre nous. On a eu beaucoup d’échanges intellectuels, culturels. Chacun faisait découvrir à l’autre quelque chose. Les enseignants ne cherchaient pas à arrondir les angles de tout le monde. Ils respectaient la spécificité de chaque personne.

Malgré votre profil antipub, vous avez fait de la publicité pendant plusieurs années…

A. L. J’ai réalisé un projet de fin d’études en pub. Mon projet était basé sur l’antipub. Dès le départ j’étais le profil toujours contre (rires). Après mes cinq ans d’études de design, j’ai voulu faire différents stages. Comme je voulais faire du cinéma fiction, j’ai tapé à toutes les portes. On ne m’a pas accepté, je n’avais pas le bon diplôme.

C’est à ce moment-là que vous prenez l’initiative qui va tout changer…

A. L. Avec des amis, on a lancé une boîte de production avec [simple_tooltip content=’environ 500 euros à l’époque’]1 000 dinars[/simple_tooltip] chacun. Mais ça ne fonctionnait pas. Un jour, nous sommes partis tous les cinq avec juste 300 dinars en poche. Nous sommes allés passer un week-end en forêt. Nous nous sommes dit qu’il fallait faire quelque chose d’inédit. La Tunisie comme personne ne l’a jamais vue !

On a pensé à utiliser une technique jamais utilisée ici : le timelapse. On s’est arrêté à Béjà, on a loué un trépied cassé, qui semblait dater de la Seconde Guerre mondiale et on a filmé pendant trois nuits. On était trempés mais on s’est amusé. On est rentrés. On a fait le montage. Puis on a lancé la vidéo sur Vimeo.

Et ça a cartonné, mais toujours dans la publicité ?

A. L. Toutes les agences de pub nous ont repérés. On a fait appel à nous : « Venez… On veut discuter avec vous… Qui êtes-vous… » On s’est présenté en tant que vidéastes. C’est à partir de là qu’on a commencé à faire des projets publicitaires. Après, l’équipe s’est dispersée, vers 2015. Chacun s’est spécialisé dans un domaine.

Une publicité dirigée par Amine Lakhnech

Vos pubs fonctionnaient. Aviez-vous toujours le cinéma dans un coin de votre tête ?

A. L. J’avais toujours mon projet cinématographique. On a produit Action figuration de Bilel Bali. Le film a été sélectionné aux Journées cinématographiques de Carthage en 2014. Mais je me suis encore retrouvé face au mur qui me séparait du cinéma.

Les cinéastes me considèraient comme un publicitaire. Je n’était donc pas accepté dans leur milieu. Mes projets ne pouvaient jamais être subventionnés. J’ai été éjecté. Je me suis aperçu que des gens moins expérimentés avaient pris ma place. Ça m’a rempli de rage et je me suis dit : «  Je vais produire mon truc, je vais le faire avec les gens qui l’accepteront. » À partir de là commence l’histoire de True Story.

Qui a accepté de produire ce court-métrage ?

A. L. J’ai proposé le scénario à un producteur de la boîte Ulysson. Il m’a dit : « Tu as les clés, tu as le studio, le matériel… Vas-y, fais ce que tu veux ! » En parallèle, pour gagner ma vie, j’ai fait plus de 150 pubs.

Cette aventure était une première pour beaucoup de gens. Par exemple, la comédienne, Lobna Noomen, je l’ai connue à 5 heures du matin sur un plateau de pub. Elle était là, avec les figurants. J’ai senti qu’elle représentait parfaitement le personnage tel que je le voyais : joli, intelligent, borderline (rires). Un peu complexe et bizarre. J’aime essentiellement les gens que l’on considère bizarre.

Combien de temps le processus de création a-t-il pris ?

A. L. Quelques mois d’écriture, une année à attendre la subvention qui ne venait pas. Le processus a réellement commencé en novembre 2018. Une année et demie de travail en tout. Il fallait ramener tout le matériel qui était notamment en France et en Angleterre.

La douane tunisienne m’en a confisqué la moitié donc j’ai refait le voyage. On est parti sur un budget de 30 000 dinars et, au final, j’en ai dépensé plus de 70 000. L’apport de la prod est énorme. On a eu accès à tout ce dont on avait besoin ou presque. Le film a été fait avec beaucoup de bénévoles.

Y a-t-il eu des moments de doute ?

A. L. Il y en a eu. A maintes reprises j’ai cru ne pas finir le projet. C’était à chaque fois l’impasse. Je devais m’adapter, refaire les choses. Mais tout ça, je l’ai oublié à partir du moment où le film était terminé. On passe désormais à autre chose. Ça a marché, le film a été accepté.

Vous avez reçu le Tanit d’or aux Journées cinématographiques de Carthage. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?

A. L. C’est l’accomplissement d’une phase d’intégration et le début des choses sérieuses. C’est pour moi un très bon point de départ.

Dans quelle catégorie peut-on classer True Story ?

A. L. Le film ne ressemble pas du tout à ce que l’on a l’habitude de voir en Tunisie. C’est un cinéma universel, expérimental qui raconte une histoire avec différentes couches de compréhension. C’est de la fantaisie, une fusion de genres. C’était très complexe à fabriquer. Quand j’ai présenté la copie de travail à d’autres réalisateurs, ils m’ont dit : « C’est quoi cette merde, on n’y comprend absolument rien. »

Comment pourriez-vous résumer votre film sans en dévoiler la morale, la chute ?

A. L. C’est l’histoire d’une gamine qui naît, qu’on extirpe du cadavre de sa mère. Il s’avère qu’elle a une malformation de naissance : son cœur bat à l’extérieur de sa cage thoracique. Les médecins se disent qu’elle n’a que six mois à vivre. Il la donne à sa tante. Elle est convaincue que ce que l’enfant porte sur son cœur est une malédiction, l’œuvre d’une force du mal. C’est très typique à la culture tunisienne. En Tunisie, la magie noire représente des choses. Le film s’inscrit dans ce registre. Elle va commencer une épopée vers l’enfer.

Comment pourriez-vous vous définir aujourd’hui ?

A. L. Je me définis en tant que libre penseur. Je n’accepte pas tout type de structure. Pour faire de l’art, ça ne peut jamais être structuré. Ma référence est Alejandro Jodorowsky. Le dieu de cette façon de faire. Il a toujours été un outsider. Il faisait ce qu’il voulait, tel qu’il le voulait, indépendamment de tout ce qu’on peut classer comme norme ou structure.

Est-ce lié à votre enfance un peu solitaire ?

A. L. Ma famille ne m’acceptait pas vraiment. J’ai toujours été voué à être libre penseur, je n’acceptais pas les fondamentaux de la religion. L’intégration a été difficile par rapport à mes idées. J’étais un petit peu têtu donc je passais beaucoup de temps seul. Pendant ce temps, j’ai développé un petit univers dans ma tête où je vivais dans l’alternatif.

Dans le film, la petite fille n’est pas acceptée par sa famille. Ce film ne serait-il pas finalement le reflet de votre vie ?

A. L. Le film raconte la personne qui naît différente et qui se retrouve rejetée par son environnement. Ce rejet est basé sur beaucoup d’intolérance issue d’une culture islamique. J’ai été élevé dans une famille à la limite de l’islamisme alors que j’ai toujours été athée. C’est de là que vient le sentiment de rejet. Disons que j’ai toujours été libre penseur.

Avec ce Tanit d’or, c’est l’anticonformisme qui a gagné. Cela aurait-il été possible avant la révolution de 2011 ?

A. L. Jamais de la vie. Je suis fier et j’assume. J’ai été témoin du décollage de l’avion de Ben Ali. À ce moment-là, c’est l’impossible qui s’est réalisé. La barrière entre moi et l’impossible se casse. Toute la chance que l’on a eue est due à cette liberté d’expression.

Mais elle n’est pas totale. Le cinéma, c’est de l’argent, des moyens. Pour cela, il faut avoir accès à des fonds. Ce sont eux qui limitent notre liberté. Je ne cours pas après l’argent. Les financeurs commanditent un cinéma précis et dénigrent souvent n’importe quelle tentative déviante.