Du boom boom à Tunis

MOOD, DJ tunisien, derrière les platines du Wax Bar, à Gammarth. Photo : Paul Abran / EPJT.

Depuis le milieu des années deux mille dix, la musique électronique est en pleine effervescence en Tunisie. Des collectifs d’artistes naissent. De plus en plus de jeunes producteurs et de DJ émergent. Mais si la démocratisation de ce style musical est croissante, elle reste limitée. Frein financier, reconnaissance timide…, l’électro doit se battre pour faire danser les Tunisiens.

Par Paul Abran et Manon Van Overbeck

epuis quelques années, à Paris, la musique électronique tunisienne a un char attitré dans le convoi de la techno parade. Les artistes tunisiens s’invitent sur le devant de la scène. Ils sont en effet quelques-uns à exporter leur musique au-delà de la Tunisie, via des labels européens et américains. Ils ouvrent la voie aux nombreux jeunes qui tentent leur chance là-bas, à Tunis.

Moez Guetari, 30 ans, est une figure de cette scène émergente. Aujourd’hui directeur artistique du Habibi, un club situé à Gammarth, quartier chic au nord-est de la capitale tunisienne, ce jeune producteur originaire de Tunis a commencé à mixer au début des années deux mille dix, lors de soirées étudiantes. Au départ, grand amateur de hip-hop, il a rapidement migré vers un autre style musical, beaucoup plus électronique. Après s’être initié à la house, Moez se met à la techno, un style plus underground, instrumental et répétitif. Et, en 2015, il fonde Warok, un label 100 % techno.

Depuis, une trentaine de titres de plusieurs de ses compatriotes sont sortis sur son label ainsi que des compilations, sur vinyles et en format digital. Au Habibi, sa programmation est éclectique et pointue. « On joue de la musique électronique aux influences jazz, soul et hip-hop, explique-t-il. Depuis quelques années, dans les boîtes tunisiennes, on essaie de s’éloigner des “Oh Djadja” et de tout ce qui est mainstream. »

Plus de soirées pour plus de diversité

« On ne joue pas forcément la musique que les gens aiment mais celle que l’on veut injecter », poursuit Mohamed Hamed, directeur artistique du Wax, autre mythique club de la banlieue de Tunis. Et le rapport aux soirées à changé. « Avant, les gens sortaient surtout pour boire de l’alcool, se souvient Mohamed. Désormais, ils sortent aussi pour découvrir la musique. » L’entrée au Wax est devenue gratuite, les programmations des clubs sont de plus en plus variées et le public se diversifie.

« Cette diversification se ressent aussi dans le public des clubs électro. Les filles sortent davantage. On remarque plus de parité dans le public », observe Kasbah, DJ français de 32 ans qui a travaillé plusieurs années en Tunisie. Au Club Gingembre, autre adresse de la capitale, il y a même des soirées à thème. « Là-bas, un seul mot d’ordre : “Acceptons-nous les uns les autres”, ajoute Moez. Des soirées trans sont même organisées. Avant la Révolution, c’était impensable. »

« L’électro, c’est vraiment ce qui est en train de fonctionner aujourd’hui en Tunisie », ajoute ZiedBelaifa, vidéo-jockey, réalisateur et membre du collectif Kolok. Alors de plus en plus d’étudiants, de jeunes Tunisiens, se mettent à la musique, chacun de leur côté. C’est le cas de Mood, de son vrai nom Mahmoud Benaissa.

Jeune DJ tunisien de 21 ans, Mood a la particularité d’être né de parents sourds. Chez son oncle, il découvre des vinyles de musique disco. Une révélation. Aujourd’hui, le jeune homme se produit régulièrement sur les scènes des clubs de la capitale. Quelques-uns de ses titres, caractéristiques d’un nouveau genre qui mêle disco et électro, simplement nommé disco house, sont sortis sur des labels étrangers : Two Five Six, basé à Berlin, Smashing Trax Records à Londres et Cool Contest Records à Los Angeles.

Il est l’un des espoirs de cette jeune génération de producteurs tunisiens qui ont toutes leurs chances de percer sur la scène internationale. Pourtant, le DJ ne peut pas encore se produire dans les pays dans lesquels sa musique est écoutée. Il ne possède pas de carte professionnelle.

Un passeport pour mixer à l’étranger

La loi reconnaît enfin les créateurs de musique électronique comme des artistes. Un statut qui leur permet d’obtenir une carte professionnelle. Celle-ci simplifie les démarches pour décrocher des visas dont les artistes ont besoin pour se produire à l’étranger. « Le ministère de la Culture a reconnu cette année qu’un DJ est un artiste », se réjouit Moez Guetari. Depuis 2019, une commission, reconnue par l’État et composée d’une vingtaine d’artistes et de professeurs de musique, doit se réunir chaque année pour attribuer ces cartes professionnelles. Elle a aussi le pouvoir de retirer à quelqu’un l’autorisation de jouer à l’étranger.

Ce document est une avancée pour les DJ mais reste insuffisante. « C’est une première étape. Il reste encore beaucoup à faire », rappelle Moez Guetari. La procédure à suivre pour l’obtenir est lourde : un CD doit être gravé pour envoyer quelques compositions ; un dossier papier doit être rempli à la main. Des démarches administratives qui freinent certains artistes.

Mais c’est surtout un manque d’information criant qui empêche les musiciens d’obtenir la carte professionnelle. « Il y a des lacunes de communication entre le ministère et les jeunes artistes sur les dates et les délais à respecter pour obtenir la carte professionnelle », dénonce Moez Guetari. Au-delà d’un simple papier, d’une formalité administrative, la carte professionnelle symbolise la reconnaissance politique et nationale d’un art, encore dérisoire pour la musique électronique en Tunisie.

Si la musique électronique tunisienne est de plus en plus écoutée, elle n’a pas encore un style bien défini. Sa crédibilité est encore à gagner.

Par ailleurs, DJ et autres professionnels tunisiens luttent pour classer la musique électronique au rang d’art dans leur pays. Pourtant, elle est largement reconnue ailleurs, aux Etats-Unis ou en Europe par exemple. « Au début des années deux mille, Bob Sinclar clamait que la musique électronique était bien de la musique. Ici, en Tunisie, c’est encore un un combat à mener », explique Zied Belaifa.

L’argent est l’un des premiers freins rencontrés par les musiciens. Lors d’une soirée dans un club tunisien, un set d’une heure devant une centaine de personne est payé en moyenne 300 dinars, soit environ 100 euros. Un salaire très bas.

En France, selon les mêmes critères, le set est payé trois fois plus. Or, si le paiement est différent, le coût du matériel reste bien le même. « On vit dans un pays qui a des normes européennes en termes de dépenses mais des normes nord-africaines en termes de revenus », dénonce Zied Belaifa.

De plus, les magasins tunisiens sont moins bien fournis qu’ailleurs. « Il n’y a pas d’endroit qui vendent tout le matériel », regrette Moez Guetari. Dans l’impossibilité de se fournir, les musiciens ne peuvent développer leur art.

Ne pouvant acheter un équipement personnel, ils se rabattent sur la location. Mais elle reste contraignante. Elle oblige les musiciens de verser de petites sommes sur le long terme. « Pendant quelques mois, je payais 15 dinars par semaine pour apprendre à jouer sur des platines », se rappelle Mood. Les jeunes DJ tunisiens n’hésitent pas à traverser la capitale pour apprendre, s’entraîner et produire. Parfois, c’est sur de fausses platines en plastique que leur apprentissage s’effectue.

Alors, pour contourner toutes ces difficultés, les musiciens tunisiens trouvent des combines. Et c’est bien la solidarité qui l’emporte. A l’image de Zied Belaifa : « Ma solution est de travailler à plusieurs et d’acheter ensemble du matériel. » La multiplication des collectifs de musiciens électroniques trouve ici son origine. Kasbah, DJ français de 32 ans, a beaucoup travaillé en Tunisie. Il témoigne : « Quand quelqu’un a un contrôleur S4 en Tunisie, il passe de ville en ville pour que tout le monde l’utilise. » Pour aider certains collectifs à avancer, il n’hésite pas à ramener du matériel français à chacun de ses passages en Tunisie. Une ruse risquée mais efficace.

Les stratagèmes existent. Mais encore faut-il pouvoir les mettre en place. Faire partie d’un collectif ou se produire dans les clubs tunisiens restent un luxe que certains musiciens ne peuvent pas s’offrir. Quant aux jeunes amateurs, ceux qui profitent de ces soirées font encore partie de l’élite. La plupart des clubs tunisiens se situent dans le quartier chic de Gammarth. Et si certains événements sont gratuits, il faut avoir les moyens de s’y rendre.

En Tunisie, la scène locale électro est en effervescence et la tendance est à l’entraide. C’est encourageant mais peu d’artistes ont finalement les moyens d’inscrire leur travail dans la durée. Encore peu d’entre eux ont réussi à exporter leur musique à l’étranger. Si bien qu’aujourd’hui, ils ne sont qu’une poignée à vivre de leur art.