Travailler ou servir

Par Ariel GUEZ, Emmanuel HADDEK, Arnaud ROSZAK, Suzanne RUBLON et Théo TOUCHAIS

Photo : Mathilde WARDA/EPJT

Le gouvernement a restauré, en février 2019, le service militaire pour les hommes et les femmes âgés de 19 à 25 ans, en partie afin de lutter contre le chômage. Une mesure qui fait polémique chez les jeunes.

Dans les rues marocaines, les panneaux qui vantent le lancement du nouveau recrutement pour le service militaire passent difficilement inaperçus. On y voit une jeune femme ou un jeune homme, âgés d’une vingtaine d’années, posant fièrement devant le drapeau du royaume et des soldats au garde-à-vous. Supprimé en 2006, le service militaire est rétabli par une loi votée en décembre 2018 par le parlement marocain.

 L’argument phare du gouvernement : donner du travail aux jeunes chômeurs pour éviter des comportements délinquants. Les années passent et le nombre de jeunes sans emplois reste très élevé. Selon le Haut-Commissariat au plan (HCP), le taux de chômage officiel atteignait 10,2 % en 2017.

Au cœur de ce chiffre, on retrouve principalement les jeunes âgés de 15 à 24 ans dont le taux de chomâge peut atteindre, dans les villes, jusqu’à 43 %.

À Marrakech, l’Agence nationale de promotion de l’emploi et des compétences (Anapec) tente de remédier à ce fléau, avec plus ou moins de succès. À la sortie de l’agence, Oumaima Haffoued, 22 ans, témoigne : « Au Maroc, c’est simple de trouver des stages, mais très compliqué de trouver un emploi stable. »

Depuis sept mois, la jeune femme ne trouve pas de travail. Elle est pourtant diplômée. « J’ai étudié deux ans la littérature à la fac de lettres et sciences humaines, puis j’ai obtenu un diplôme de l’Ista, un institut spécialisé en secrétariat », explique-t-elle. Depuis, c’est le néant.

Oumaima n’est pas la seule à rencontrer ces difficultés. La plupart de ses amis sont sans emploi. Leur cas témoigne d’une tendance forte au Maroc : les jeunes diplômés sont particulièrement touchés par le chômage, plus encore que les personnes qui n’ont suivi aucune formation. Leur qualification est supposée leur ouvrir plus de portes. Mais si on en croit les chiffres du HCP, 17,2 % des jeunes diplômés seraient aujourd’hui sans emploi.

Pour contrer ce phénomène et s’assurer un revenu, certains de ces diplômés-chômeurs choisissent de travailler au noir. Ou de partir à l’étranger. La fuite des cerveaux est devenue un phénomène majeur au Maroc. Le ministre marocain de l’Éducation nationale, Saïd Amzazi, a déclaré qu’environ 600 ingénieurs quittent leur pays chaque année pour trouver un emploi.

L’Anapec est une structure gratuite et publique sous la tutelle du roi. Sa mission est la même que celle de Pôle Emploi en France. Photo : Suzanne Rublon/EPJT

Face au chômage, le gouvernement est clair : les jeunes devront trouver un travail s’ils ne veulent pas rejoindre l’armée. La campagne de l’État en faveur du service militaire est claire : patriotisme et travail. Son slogan illustre ces valeurs : « J’accomplis mon devoir national et j’apprends un métier d’avenir. »

Les jeunes appelés pourront gagner, en fonction de leur grade, entre 1 050 et 2 100 dirhams (entre 105 et 210 euros environ) par mois. Une rémunération qui peut être une opportunité pour ceux issus des quartiers populaires.

Toutefois, les modalités de cette année au sein des casernes sont encore floues. Au total, plus de 1 million de jeunes de 19 à 25 ans est concerné. Mais seules 80 000 places seront disponibles à la première rentrée de septembre 2019.

Autre incohérance relevée par certains jeunes Marocains : le site officiel du service militaire affirme que le dispositif reste facultatif pour les femmes, le texte de loi, en revanche, affirme l’inverse…

Cette réforme gouvernementale suscite donc de nombreuses interrogations chez les jeunes. Beaucoup refusent de rejoindre l’armée. Plusieurs astuces permettent de se faire réformer : un étudiant ne peut quitter sa faculté ou son école ; les personnes mariées sont également exemptées. Au sein d’une même famille, si un jeune effectue ou a effectué le service militaire, un autre ne peut être appelé. En clair, seuls les chômeurs célibataires de 19 à 25 ans sont concernés.

Pour les quelques jeunes qui parviennent à y échapper, le spectre du service militaire continuera de les hanter jusqu’à leurs 25 ans. Ils seront toujours sur les listes de l’État et pourront être appelés à nouveau, sans possibilité cette fois d’être exemptés, même s’ils étudient ou travaillent.

Parmi cette première vague de jeunes appelés, beaucoup sont étudiants. Un constat en contradiction avec la cible affichée du gouvernement, les chômeurs, finalement peu concernés. Une sélection aléatoire due au mode de recrutement de ces futurs soldats. Pour savoir si l’algorithme, qui a servi à constituer la liste, les a convoqués, les jeunes Marocains doivent se rendre sur le site Tajnid, dédié au service militaire.

Youssef fera tout son possible pour poursuivre ses études et échapper au service militaire. 
Photo : Ariel Guez/EPJT

Youssef Haddad*, 24 ans, est étudiant à l’université Cadi Ayyad de Marrakech. Il y a quelques semaines, il a reçu une convocation de l’État, dans sa boîte à lettres, pour effectuer son service militaire. « Dès que j’ai reçu ce courrier, je me suis rendu dans ma mairie de quartier. Je leur ai expliqué très clairement que je m’en battais les reins de leur service militaire, que je n’allais pas le faire, raconte-t-il. Mon père me soutient dans ma démarche. Il l’a fait dans sa jeunesse et m’a dit que ça n’en valait pas la peine car il avait été traité comme un chien. »

*Le nom a été modifié

Au moment du vote de la loi, seuls deux parlementaires se sont opposés au projet du gouvernement, dont le député socialiste Omar Balafrej. Dans un article de L’Orient-Le Jour publié le 18 mars 2019, l’élu, qui souhaitait instaurer un service militaire ou civil facultatif, considérait cette mesure comme un moyen pour l’État de « choisir arbitrairement des gens qu’il voudrait punir ».

Sur les réseaux sociaux, les critiques sont également virulentes. Quelques jours après l’annonce du retour du service militaire, en août 2018, un groupe Facebook a été crée « Contre le service militaire obligatoire ». Il comptait, début mai 2019, plus de 15 000 membres, et continue d’être régulièrement alimenté. 

Sur Twitter, les internautes n’hésitent pas à se montrer très sévères sur le retour d’une mesure abandonnée dans beaucoup de pays.

Sur ces plates-formes d’expression, beaucoup de jeunes expriment leur envie de quitter le pays. Une option largement plébiscitée, notamment dans les catégories les plus aisées. Le quotidien Assabah expliquait, dans son édition du 16 avril 2019, que des intermédiaires proposaient aux jeunes des formules d’immigration vers la Turquie à 50 000 dirhams par tête, soit environ 5 000 euros.

Youssef, lui aussi, envisage de s’installer à l’étranger : « Je pense que j’aurais fini par quitter le Maroc pour d’autres raisons, mais le service militaire précipite ma décision. J’adore mon pays, mais je ne m’y sens pas à ma place. L’État ne nous a jamais rien donné. Je ne vois pas pourquoi je devrais me sentir redevable. »

Un pays coupé en deux 

Le Cameroun est divisé en deux parties depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Vaincue, l’Allemagne quitte le territoire qui est alors partagé entre la France, pour la partie orientale, et le Royaume-Uni, pour la partie occidentale. Le pays devient indépendant en 1960. Les mouvements séparatistes anglophones débutent après la proclamation de la République unie du Cameroun en 1972. Ces contestations prennent un tournant politique à partir du milieu des années 1990.

Aujourd’hui, ce pays d’Afrique subsaharienne vit une guerre civile qui passe inaperçue. Depuis novembre 2016, la minorité anglophone (20 % de la population du pays) proteste contre sa marginalisation. Les manifestations sont lourdement réprimées par le gouvernement en place.

La situation est alarmante, même si établir un bilan est compliqué. Il y aurait près d’1 millier de morts et 500 000 déplacés. Nées d’une crise socio-politique dans les régions anglophones du pays, ces tensions se sont transformées en conflit armé en 2017 entre les forces gouvernementales d’une part et différents groupes séparatistes d’autre part. La radicalisation de ce mouvement a été amplifiée par le blocage d’Internet dans une partie du pays entre février et avril 2017. Malgré une situation qui ne cesse de se dégrader, le conflit semble ignoré par la plupart des médias et la communauté internationale. Paul Biya, au pouvoir depuis trente-cinq ans, dissimule l’importance du conflit qu’il qualifie de simples « troubles ».