Le stade, vivier des contestations

Par Louis BOULAY, Camille MONTAGU et Arnaud ROSZAK

Photo : Mustapha Ennaimi

Au Maroc, le football est une passion qui traverse les générations. Chants, banderoles, fumigènes : le stade est le lieu privilégié des ultras marocains pour exprimer leurs frustrations sociales et politiques.

Ayoub Boukhal, Abdelati Souhli, Mouad Rouicheq et Ziyad Boulabbes ont entre 19 et 22 ans. Ces quatre étudiants en architecture ont un point commun : ils sont, ou ont été dans le passé, des ultras. Ils ont accepté de parler de cette ferveur marocaine.

Mouad Rouicheq est membre des Crazy Boys (le groupe d’ultra de Marrakech) depuis quatre ans.

Ziyad Boulabbes est un ultra de l’Olympique club de Safi, une ville côtière à l’est du Maroc.

Abdelati Souhli et Ayoub Boukhal supportent le Raja Casablanca. Lors des rencontres de leur équipe, ils se joignent régulièrement aux ultras du club.

Quelle place occupe le football dans votre vie ?

Ziyad Boulabbes. C’est le sport le plus populaire au Maroc. Tu ne trouveras pas un mec qui n’aime pas le football dans ce pays. Ici, tu es obligé d’avoir une équipe de cœur.

Ayoub Boukhal. Certaines personnes vont au stade lors de grandes occasions. Lorsque les clubs européens jouent au Maroc, par exemple. Reste que la majorité des Marocains sont des supporters et pas simplement des suiveurs.

Abdelati Souhli et Ziyad Boulabbes retournent régulièrement chez eux pour supporter leur équipe.
Photo : Camille Montagu/EPJT

Depuis quand êtes-vous ultras ?

Mouad Rouicheq. J’étais déjà supporter quand j’étais petit, mon père m’emmenait régulièrement au stade El Harti pour soutenir le Kawkab [le club de Marrakech, NDLR]. L’ambiance me plaisait énormément et, en grandissant, j’ai eu envie de m’investir. C’est à ce moment-là que je suis devenu ultra.

A. B. Chez moi, le Raja Casablanca est quelque chose de sacré. Mon père m’a transmis sa passion pour ce club. Mais dans le même temps, je vais souvent supporter le Kawkab, notamment lors de ses déplacements. Je ne fais pas ça pour soutenir l’équipe, mais pour représenter ma ville.

Y a-t-il des critères à respecter pour devenir ultra ?

M. R. Il faut payer une cotisation tout d’abord. Nous, aux Crazy Boys, c’est au mois de janvier, qui correspond au mois de création du groupe. Cela coûte 100 dirhams (environs dix euros). Il faut donner des informations personnelles. Et il faut être né à Marrakech pour pouvoir adhérer.

A. S. Un groupe d’ultras doit être indépendant d’un point de vue politique et  financier. Il doit avoir ses propres ressources, en vendant des écharpes et des maillots, par exemple.

A. B. Après, il faut s’investir régulièrement dans la vie du groupe : participer à la préparation d’animation, assister aux matchs…

À 15 ans, Mouad Rouicheq a rejoint le groupe d’ultras de Marrakech. Photo : Camille Montagu/EPJT

Comment préparez-vous les animations en amont ?

M. R. Nous utilisons les espaces publics comme des jardins, et des amphithéâtres où il y a beaucoup de place pour préparer des banderoles, des tifos [animations visuelles couvrant l’ensemble d’une tribune, NDLR]. Cela peut prendre beaucoup de temps, notamment nos nuits. Les animations n’ont pas forcément lieu lors de chaque match à domicile. Mais il y a des craquages de fumigène à quasiment tous les matchs.

Z. B. Les ultras n’ont plus le droit d’accéder au stade avant le début des rencontres. Avant, cela leur permettait de préparer des animations à l’avance, et de voir leur rendu.

A. S. Le côté artistique et les préparations me plaisent beaucoup. La créativité, c’est ce qui me touche le plus dans ce mouvement. On se pose de nombreuses questions pour savoir comment transmettre au mieux un message.

Une fois dans le stade, qu’est-ce qui vous importe le plus ?

A. B. On vient pour supporter l’équipe, évidemment. On veut que notre club gagne, c’est quelque chose qui nous anime.

M. R. Les ultras se rendent surtout au stade pour faire passer des messages politiques, notamment contre les inégalités et les injustices. Par exemple, on a fait des chants et des banderoles pour soutenir la Palestine, pour montrer notre désaccord sur la hausse des prix des produits alimentaires, pour s’opposer au service militaire… Nous nous revendiquons un peu comme la voix du peuple.

Z. B. C’est quelque chose qui dérange le gouvernement. Il y a deux ans, les ultras ont été interdits de stade. La sanction a été levée en avril 2018. Nos actions vont même au-delà des frontières du Maroc, puisque l’un des chants du Raja Casablanca a été repris dans les manifestations en Algérie.

Justement, parlez-vous du roi dans vos chants ? 

Z. B. Non, non, non, c’est interdit ! C’est vraiment très risqué d’aborder ce sujet.

A. B. Les ultras peuvent le faire, mais de façon implicite. On ne peut pas parler de lui directement. Il faut donc utiliser des métaphores, des figures de style…

Supporter du Raja Casablanca, Ayoub Boukhal assiste aux matchs du club de Marrakech pour représenter sa ville. Photo : Camille Montagu/EPJT

Les relations avec les forces de police doivent être tendues…

M. R. Oui, en effet. Il y a quatre mois, la police a réagi très violemment dans le stade de Marrakech. Certains ultras sont partis à l’hôpital. Un supporter a essayé de réagir en frappant un policier. Deux jours plus tard, j’allume ma télé et je vois que les seules images montrées sont celles du supporter, mais pas celles des violences policières.

Z. B. On ne montre pas certaines images, notamment lorsque la police provoque les spectateurs, les coups portés. On ne montre que l’inverse.

Vous semblez méfiants vis-à-vis des médias.

A. S. Oui, parce que que les journalistes sont très contrôlés au Maroc. Ils disent uniquement ce que le pouvoir a envie d’entendre.

Z. B. On passe beaucoup par les réseaux sociaux. C’est un moyen d’expression très important pour montrer nos actions.

A. B. Les réseaux sociaux nous servent aussi à montrer notre rivalité entre groupes d’ultras. C’est quelque chose que l’on fait aussi dans la rue. Ici, il est important de tagger les rues pour marquer son territoire.

Dans les rues de Marrakech, les tags qui font référence au groupe d’ultras de la ville sont nombreux.
Photo : Camille Montagu/EPJT

Quelle place occupe l’hooliganisme dans le paysage des ultras ?

A. S. C’est fondamental de montrer que nous sommes forts. Parfois même méchants. Surtout dans un contexte de rivalité. Le hooliganisme a une valeur. Pour autant, les violences dans les stades ne sont pas normales. Elles sont moins nombreuses depuis trois ans.

A. B. Au Kawkab, le groupe est divisé en plusieurs sections, qui représentent généralement des quartiers. Il y a des chants propres à ces quartiers. Et ça peut très vite dégénérer entre ces sections.

Mais cela n’est-il jamais arrivé que les différents groupes d’ultras se réunissent pour une occasion spéciale ?

M. R. Quand le gouvernement a mis en place la loi contre les ultras il y a trois ans, nous nous sommes tous réunis pour proclamer une sorte d’union sacrée contre ce texte. En temps normal, la place des ultras est dans le stade, pas dans la rue.

A. S. C’est la seule fois où il y a eu un regroupement. Durant cette période, il n’y avait pas de tifos, juste des bâchages avec le mot « ultra » dans différents stades.

Comment le mouvement est-il perçu par la population marocaine ?

M. R. Dans le stade, il a deux catégories de supporters : ceux qui viennent pour voir et encourager leur équipe et les ultras. Leur attitude et leurs slogans peuvent influencer les spectateurs.

A. S. Les personnes présentes dans les stades sont issues des couches sociales les plus basses. On ne trouve pas de riches ni de bourgeois, si ce n’est dans la tribune présidentielle. Pour autant, le public nous ignore le plus souvent.

Vous semblez un peu désabusés…

Z. B. Certaines personnes sont tout de même touchées par nos revendications. D’autres ne réagissent pas car la hausse des prix ne les concernent pas. Ils n’ont aucun problème pour vivre.

A. B. D’une manière plus générale, la population ne s’intéresse pas aux ultras. On fait passer des messages mais les gens n’écoutent pas. Les messages peuvent toucher les personnes présentes dans le stade et les téléspectateurs, mais ça ne change rien. Ils ne réagissent pas. Les Marocains cherchent surtout la sécurité et ne remettent pas beaucoup en question le roi.

La chanson F’bladi Delmouni des Ultras Eagles, groupe de supporters très politisés du Raja Casablanca, a eu un écho très important dans le pays et hors de ses frontières. Ce chant, dont le titre signifie « Dans mon pays, on m’a maltraité », dénonce ce que les Marocains appellent la hogra, un sentiment d’injustice et de mépris de la part des gouvernants. C’est ce qui explique pourquoi cette chanson a été reprise de nombreuses fois par les manifestants algériens il y a quelques mois. Ceux-ci souhaitaient le départ du président Abdelaziz Bouteflika. En voici un extrait, traduit en français.

Le 7 avril 2016, le ministère de l’Intérieur suspendait les activités de tous les groupes ultras marocains. Cette interdiction est survenue après l’augmentation des violences entre groupe d’ultras durant la saison 2015-2016 de Botola Pro, la première division marocaine. Le 19 mars 2016, des affrontements entre deux groupes du Raja Casablanca sont survenus après une rencontre de leur équipe. La rixe a causé la mort de deux supporters et plus de 54 blessés. La vidéo ci-dessous montre les images de cette violence. À la surprise générale, les autorité ont ré-autorisé la présence des ultras en mars 2018. Une décision prise trois mois avant l’attribution de la Coupe du monde 2026, à laquelle le Maroc candidatait… Depuis, les revendications et les violences sont toujours de mises dans les stades de la Botola Pro.