Les drogues, issues de secours

Par Victor FIÈVRE, Salomé RAOULT et Théo TOUCHAIS

Photo : Salomé Raoult/EPJT

Les jeunes Marrakchis sont de grands consommateurs de drogue en tout genre. Rencontre avec quelques consommateurs dépendants, entre volonté d’évasion et addiction.

Sur la terrasse du café littéraire Dar Saida à Marrakech, des jeunes Marocains se retrouvent en cette fin d’après-midi ensoleillée. Abdel*, étudiant de 20 ans, plonge sa main dans sa sacoche pour s’emparer de son shit. Il l’effrite en quelques boulettes qu’il dispose dans son joint.

« La première fois que j’ai fumé, j’avais 14 ans. Je traînais avec des personnes plus âgées qui fumaient. J’avais envie de faire comme elles parce que je les considérais alors comme des exemples. »

Enfant, il a vécu dans un quartier pauvre de la Médina, à côté de la place Jemaa el-Fna où « il y a beaucoup de drogues ». Les personnes qu’il fréquente consomment ecstasy, médicaments, codéine…

Abdel les imite et essaie tout jusqu’à devenir accro : « J’ai commencé à en prendre en soirée. Après, j’en prenais à toute heure dans la rue. »

Abdel déchire une cigarette et récupère le tabac pour faire un joint. Photo : Salomé Raoult/EPJT

Le garçon joue au football depuis son plus jeune âge dans un des clubs marrakchis les plus réputés. Il a toujours été un des meilleurs de son équipe, jusqu’à gravir les échelons et rejoindre une équipe au niveau prestigieux.

Mais il a toujours associé drogue et football : « Je fumais avant et après l’entraînement du matin. Après, je repartais à l’entraînement en fin d’après-midi puis je restais avec des potes pour fumer jusqu’à minuit. »

Mais le jeune talent se blesse lors d’un match, il y a un peu plus d’un an. Plus de sport pendant quelques mois.

« À l’hôpital, le médecin m’a donné des médicaments et m’a demandé de ne pas fumer. J’ai pris les médicaments le premier jour mais, à cause de la douleur, je n’ai pas dormi. Le lendemain, on m’a ramené du shit et des pilules et j’ai enfin réussi à dormir », raconte-t-il en tirant sur son joint.

Isolé et dans l’incapacité de pratiquer sa passion, il s’enferme pendant des mois dans la drogue.

« Ici, il n’y a rien d’autre à faire que fumer. » Ousmane*, un jeune Marrakchi de 20 ans, est catégorique : Marrakech est un puits d’ennui où la seule lumière provient de la drogue.

Des millions de touristes se massent pourtant chaque année dans la ville marocaine, qui propose de nombreuses activités. « On a déjà tout fait ici », rétorque Ousmane.

Alors, dans la métropole régionale située à plus de deux heures des autres grandes villes marocaines, les jeunes s’occupent comme ils peuvent. Et les drogues y sont devenues monnaie courante. Ecstasy, cannabis, codéine, colle, kaila (drogue marocaine) …

Sans oublier l’alcool. Pourtant proscrit par l’islam, religion d’État. « Dans notre croyance, tout ce qui provoque des effets et fait perdre la logique est haram (interdit, NDLR) », précise Bilhel*, 20 ans lui aussi.

Les tentations de la drogue couplées à l’omniprésence de l’islam provoquent de lourdes contradictions. « Je commence à pleurer quand je suis bourré. Je pense à la religion et je me sens coupable », reconnaît Abdel.

Abdel transporte une petite quantité de shit dans un emballage plastique. Photo : Théo Touchais/EPJT

L’alcool, de plus ou moins bonne qualité, est facile à trouver à Marrakech. Des bars existent, tenus par des étrangers, seuls habilités à en vendre.

Ces établissements se distinguent des cafés, où il est impossible de commander une boisson alcoolisée. Certains tolèrent cependant les fumeurs de joint, une aubaine pour certains jeunes. « Dans la rue, je ne peux pas fumer de joint, c’est illégal. On peut aller en prison », explique Farouk*, 18 ans, installé à l’étage du Café des artistes dans le quartier Guéliz.

La ville regorge de lieux pour sortir. « Il y a beaucoup de soirées électro où l’ecstasy circule », jure Ousmane. « Les filles ne se font pas fouiller donc ce sont elles qui font passer les drogues », renchérit Abdel.

Peu d’embûches sur le chemin du consommateur. « Ici c’est très facile de trouver du shit », assure Farouk, qui dit fumer huit à dix joints par jour (Voir encadré).

Fumer du shit fait partie du quotidien de nombreux Marrakchis, c’est comme un réflexe. Mais certains ont décidé de se battre contre ce fléau. C’est notamment le cas de l’association JilZine, créée en 2009 par deux professeures révoltées de voir leurs élèves venir en cours sous l’emprise de la drogue.

Leur combat, elles ont décidé de le mener en amont de l’addiction. « Il faut combattre ce fléau à la racine, une fois qu’ils y ont goûté, c’est trop tard », explique Leïla Bendalleu, la vice-présidente de l’association.

C’est précisément pour cette raison que JilZine, composée aujourd’hui d’une dizaine de membres, se rend dans les écoles.

« Il y a dix ans, nous avons commencé à aller à la rencontre des jeunes en dernière année de lycée. Puis nous nous sommes rendues compte qu’ils avaient déjà six à sept ans d’addictologie derrière eux. Nous sommes donc allées les voir au collège. Aujourd’hui, nous intervenons quand ils ont 9 ans », indique Mouna Lendeghi Alaoui, trésorière.

Une fois dans l’école, l’objectif est de leur faire comprendre qu’il existe un ailleurs en les orientant vers des voies positives.

Une situation qui attriste ces femmes impliquées également mères de famille. Elles ont donc créé, dans le centre socioculturel de Marrakech, un espace de récréation pour les enfants volontaires. Au programme : travail manuel, théâtre, lecture, film.

Une somme d’activités qui permet aux jeunes de combattre l’ennui. «  Si on ne trouve pas d’activités aux enfants, ils ne trouvent rien d’autres à faire que de s’occuper les mains en roulant un joint », explique Mouna Lendeghi Alaoui.

L’association travaille avec des assistants sociaux, dont Brahim Benzmana et Ifkirane Btissam. « Nous faisons confiance aux jeunes. Ils ont les capacités de faire un travail sur eux-mêmes », précisent-ils.

« Ils ne savent même pas ce qu’est la réussite ou le bonheur et voient leur situation comme une fatalité », se désole de son côté Souad Chraibi, la présidente de JilZine. Riad Zitoun est lui bénévole d’une autre association, Baraka Idman, Stopdrogue en français.

Il constate un autre fléau, la reproduction d’un schéma familial. « Quand les parents fument, les enfants consomment aussi généralement très tôt. Puis ils viennent en famille au centre pour tenter d’arrêter. »

Riad Zitoun a vu un de ses amis mourir sous l’emprise de drogue. Un événement qui l’a considérablement affecté et l’a poussé à s’investir.

Dans le quartier du Mellah, plaque tournante de la drogue marrakchie, une petite ruelle abrite un centre de soins et d’activités financé par la fondation Mohamed VI. Le ministère de la Santé et l’association Baraka Idman se partage le travail.

Trois phases ont été élaborées : la sensibilisation, le traitement, l’intégration. La sensibilisation se fait dans les écoles et les familles.

« La mère est la colonne vertébrale de la famille, explique Hanane Elmoulahi, la présidente de l’association. C’est par elle que passe le message donc nous les informons des dangers nous leur apprenons à communiquer avec l’enfant addict. »

Une partie du traitement se fait sur le terrain grâce au dépistage et à la prévention. Quant à l’intégration, elle se fait sur le plan scolaire ou professionnel, mais aussi avec un accompagnement administratif et juridique.

Les locaux de l’association Stopdrogue sont situés dans le quartier du Mellah, un des plus pauvres de Marrakech.
Photo : Salomé Raoult/EPJT

Cet accompagnement a également été mis en place au centre d’addictologie de Marrakech. En face de la faculté de médecine, le grand bâtiment semble abriter un cabinet médical.

Mais au rez-de-chaussée, on trouve des salles d’activités. Si la poussière s’amasse sur le piano, la salle de sport, elle, est utilisée quotidiennement par les personnes addictes. Ici, les dépendants à la drogue viennent combattre l’ennui et rencontrer des médecins, des psychologues et des assistants sociaux.

Mais les associations « ne sont pas prises au sérieux », révèle Bilhel. Beaucoup sont réticents à chercher de l’aide auprès d’un médecin ou d’une association.

C’est le cas d’Abdel. Sa mère lui avait demandé de voir un docteur. Mais « je n’y suis pas allé. Je lui ai dit que j’allais aller arrêter tout seul », confie-t-il. Il a pris cette décision pour garantir sa carrière sportive : « Des joueurs qui étaient avec moi au club se sont fait virer à cause de la drogue. Maintenant, ils ne font rien de leur vie. »

Aujourd’hui, le jeune homme a presque tout arrêté grâce au sport. « À chaque fois que j’ai du temps pour moi, je fais plein d’activités. J’achète des habits, je vais au cinéma et au restaurant. Je vais à la salle de musculation. Sinon je m’entraîne pour le foot. Cela m’empêche de penser à la drogue», explique-t-il.

Il a également arrêté de fréquenter ses anciens amis pour ne s’entourer que de personnes qui ne prennent pas de produits illicites. Freiner sa consommation n’a pas été aisé : « J’étais agressif contre mes parents et mon frère. » Mais maintenant, « ils sont très contents parce que j’ai à peu près tout arrêté. »

Abdel ne fume plus que du cannabis. Mais en période de Ramadan, il doit davantage encore limiter sa consommation. Dans la société musulmane, il est interdit d’user de drogues avant la rupture du jeûne. Ceux qui ont l’habitude de fumer le jour doivent attendre le coucher du soleil : « Je roule mes pets avant et dès que l’heure sonne, je mange et je pars fumer », explique Ousmane.

En revanche, il est totalement interdit de boire de l’alcool durant tout le mois de jeûne. Un défi pour les personnes qui sont dépendantes : « C’est dur mais je le fais pour ma religion », confie Rachid. Les quarante jours qui précèdent le Ramadan, les musulmans sont censés arrêter de boire de l’alcool. Rachid a réussi à s’y tenir, mais beaucoup se contentent d’attendre le début du mois saint pour ne plus boire.

Le mois sacré va donc être une période charnière pour Abdel. Il compte bien se servir de sa foi pour arrêter les stupéfiants. « À 11 ans, j’ai eu une proposition pour jouer en Europe. À l’époque, mon père a refusé. Mais, si j’étais parti là-bas, je n’aurais pas consommé de drogue. J’aurais été mieux encadré et ma vie aurait été différente », constate-t-il.

Dix ans après, son objectif est de rejoindre la France pour tenter de vivre de sa passion et arrêter le cannabis par la même occasion. Abdel est plus que jamais lucide sur le rôle que joue sur lui son environnement.

(*) Les prénoms des personnes citées ont été modifiés.

Du shit pas cher… mais coupé !

Quinze dirhams (soit 1,50 euro) suffisent pour se procurer de quoi faire trois ou quatre joints. Des prix bien inférieurs à ceux pratiqués en France. Et pour cause, le Maroc est un des plus gros producteurs mondiaux.

Le cannabis pousse surtout dans le nord du pays, dans la région du Rif, aux alentours de Ketama. « Certains se font beaucoup d’argent en ramenant du shit de là-bas, raconte Ousmane. Mais la bonne qualité est réservée à l’export. »

Plus on s’éloigne de cet havre de la production de drogue, moins la qualité est bonne. Les jeunes Marrakchis ont donc des difficultés pour trouver quelque chose de satisfaisant à mettre dans leurs joints. « Tu attrapes des boutons. Quand tu te lèves, tu n’as pas le moral, commente Abdel. C’est coupé avec du henné, de la colle, des pilules, des excréments de mouton, etc. »