Le rap comme échappatoire
Par Lorène BIENVENU, Victor FIÈVRE et Théo TOUCHAIS
Photos : Théo Touchais/EPJT
Porté par quelques grands noms tels que Shayfeen ou 7Liwa, le rap est plus que jamais populaire au Maroc. De nombreux jeunes s’inspirent de ces têtes d’affiche pour faire de la musique. Un de leurs rares moyens d’expression.
Le studio de Devil A est situé dans une pièce tout en haut de son immeuble.
La chaleur est étouffante en ce vendredi après-midi. Surtout dans le studio du rappeur Devil A. Situé sur le toit d’un immeuble de Marrakech, le local est couvert de tags. « C’est la première fois que j’enregistre un morceau », explique Ayoub Boukhhal, un Marrakchi de 20 ans. L’hôte du jour, Devil A, rappe depuis près de trois ans. Les deux jeunes s’affairent autour de l’ordinateur pour préparer la session.
Ils ne sont pas seuls. Quelques amis sont là, assis sur les trois matelas qui font office de canapé. L’un joue de la guitare, un autre travaille des instrumentaux sur son ordinateur portable. Un dernier, vêtu d’un maillot de l’équipe d’Espagne, observe simplement la scène.
Une fois l’enregistrement fini, tous se lèvent et chantent le refrain du morceau. Une énergie débordante émane de la pièce. À l’image du rap marocain, en pleine expansion.
Shayfeen, 7Liwa (prononcer Rliwa), Dizzy Dross, Issam, El grande toto… Ces artistes cumulent des millions de vues sur YouTube. Un âge d’or mais le rap existait avant dans le royaume. « Cette musique est présente depuis les années quatre-ving-dix. Muslim ou Don Bigg sont des artistes de l’ancienne génération », explique Mohammed Sqalli, cofondateur de Naar (qui signifie le feu en darija, le dialecte marocain). Ce collectif regroupe des artistes marocains tels que le groupe Shayfeen ou Issam, mais aussi français comme Laylow.
Une rupture s’est opérée avec ces rappeurs portés par l’arrivée de la trap dans le milieu des années deux mille dix, un style de rap basé sur le rythme et l’énergie. Venues des États-Unis, ces sonorités ont été reprises à travers le monde, y compris au Maroc.
Le rap est universel et de plus en plus de Marocains collaborent avec des Français. Money Call, un morceau hymne, est ainsi le fruit d’une collaboration entre Shobee (membre de Shayfeen), Madd (son frère) et Laylow, un rappeur français. Mohammed Sqalli est à l’origine de cette rencontre.
Un album de son collectif Naar verra bientôt le jour avec des invités prestigieux, comme Koba la D, Lomepal ou Dosseh. « L’objectif est de mettre en lumière les rappeurs marocains et de montrer leur talent à tout le monde », explique-t-il. La stratégie semble fonctionner puisque Shayfeen a réalisé une tournée européenne en avril 2019 et remplit des salles à Paris, Bruxelles et Lyon.
Au Maroc, leur parcours influence forcément de jeunes artistes comme 3Zawi, rappeur Marrakchi de 18 ans. « Je respecte ce groupe parce qu’ils ont commencé tout seul et ils ont fait beaucoup de choses qu’on aimerait faire nous aussi. »
Le rap inspire les jeunes générations. Même si le raï et la pop ont une place considérable, cette musique prend une importance croissante car il raconte dans le détail la société marocaine.
Les séances en studio professionnel sont coûteuses. Le matériel d’enregistrement est donc installé à domicile.
« On vit dans un paradoxe. » Au détour d’une conversation sur l’état de leur pays dans un café, trois jeunes Marrakchis reprennent à l’unisson les paroles du Franco-Marocain Lartiste. Le rap local cristallise ainsi nombre des préoccupations des nouvelles générations.
« Dans mes textes, je ne parle pas forcément du roi parce que mon père ne veut pas de problèmes, raconte un rappeur rencontré dans un café de Marrakech. Mon premier morceau était très engagé contre le gouvernement mais je ne l’ai jamais sorti. »
Au Maroc, le rap et la royauté n’ont jamais fait bon ménage. En 2014, Mr Crazy est arrêté pour « détournement des paroles de l’hymne national », « insulte à corps constitués », « propos immoraux » et « incitation à la consommation de drogue ». Il passe trois mois en prison alors qu’il a seulement 17 ans.
Le rappeur L7a9ed (prononcer Lhaked) a également enchaîné quelques séjours en prison à cause de certains morceaux pour lesquels il critique la corruption au Maroc. Avant de s’exiler en Belgique…
« Ici quand on critique le pouvoir, on le fait implicitement», explique un jeune rappeur de la banlieue de Marrakech. « Il n’y a que de l’argent pour les mosquées, rien pour les hôpitaux. Mais on ne peut rien dire. Ceux qui se sont révoltés ont disparu. Si je partais à l’étranger, je pourrais critiquer le pouvoir directement », renchérit un autre.
Si Mr Crazy et L7a9ed ont osé critiquer le roi, d’autres ont décidé de s’abstenir. C’est le cas de Don Bigg, surnommé « le roi du rap » à cause de son ancienneté et de sa popularité dans le milieu.
Souvent considéré comme le « valet du roi », il a d’ailleurs reçu la médaille de récompense nationale de la part de Mohammed VI, en 2013. Dans un texte, 7Liwa accuse Don Bigg de profiter des subventions de l’État pour produire sa musique.
Certains ne s’intéressent pas au pouvoir. « La politique je m’en fous. Et de toute façon, ceux qui attaquent les hommes politiques ou la justice dans leurs textes se font emprisonner », explique un rappeur Marrakchi caché derrière d’épaisses lunettes de soleil.
De manière générale, la nouvelle génération préfère transmettre un climat et une attitude positive qui surpasse l’engagement du texte. Les paroles ne sont pas les plus importantes mais un message s’en dégage. « Le Maroc est un pays tellement complexe qu’au final, ce que racontent les jeunes est politique. Par exemple, lorsqu’ils disent : “J’ai envie de m’en sortir, de passer à autre chose”, c’est politique », commente Mohammed Sqalli.
3Zawi, 18 ans, cumule des dizaines de milliers de vues sur Youtube.
Aujourd’hui encore, d’autres thèmes comme la religion restent délicats à aborder. « On n’en parle pas trop, on laisse ça aux frères musulmans », sourit 3Zawi. La remarque de celui qui fait office de mentor arrache quelques rires aux membres du groupe Lm3arf.
La bande d’amis est réunie au coin d’une rue de leur quartier de Marrakech, qui jouxte l’aéroport. « On veut montrer que tous les musulmans ne sont pas des assassins. Que l’islam est une religion de respect et de tolérance », nuance le manager des jeunes Marrakchis, un ami du groupe, qui les a tous rassemblés.
Casser les clichés sur leur pays est un des objectifs de ces rappeurs : « Certains pensent qu’on n’a pas Internet, que le Maroc est un désert, regrette Alody, svelte membre du groupe. On veut montrer qu’il y a des artistes talentueux. »
« Beaucoup de jeunes font du rap ici », assure Yariss. Se lancer dans la musique est devenu plus simple qu’auparavant, mais il existe toujours des contraintes. Youssef, One Eight de son nome de rappeur, profite de l’absence de ses parents pour réunir son groupe, Lm3arf, chez lui. Les membres – Lil Req, Yariss, Homé Ross, One Eight, Alody et Achraf – sont tous installés dans le salon où se trouvent l’ordinateur et le micro. L’équipement est sommaire mais « on fait avec ce qu’on a ».
« Si tu veux acheter un MacBook, c’est 10 000 dirhams. Cela équivaut à 1 000 euros en France mais ici, c’est beaucoup trop cher. Pour récolter l’argent, il faut beaucoup de temps », explique 3Zawi D’autant qu’il est très compliqué de vivre du rap dans un pays où le secteur musical est encore peu développé. « Il n’y a pas d’industrie qui leur permette de gagner leur vie. C’est sans filet. Les rappeurs reçoivent des cachets au black après les concerts », révèle Mohammed Sqalli, cofondateur du collectif Naar.
Beaucoup d’artistes font le choix d’exporter leur musique en France, où il est plus aisé de trouver un public. « Quand on est Marocain, on peut être obligé de partir en France parce que là-bas, il y a l’industrie du disque, des boîtes de production, des gens qui peuvent t’aider », souligne 3Zawi.
Le matériel onéreux, la difficulté de gagner de l’argent, la censure… Nombreux sont les facteurs qui empêchent les jeunes de se lancer ou de vivre durablement du rap. Leur entourage peut également leur mettre des bâtons dans les roues. « Les plus vieux n’ont pas forcément une bonne image du rap », rapporte le rappeur Devil A.
Dans une société musulmane, où la religion régie les coutumes, les pratiques qui vont à contre-courant sont vues d’un mauvais œil, comme « le rap qui parle de pétasses, d’alcool, d’argent ou de drogue », affirme Yazid, jeune beatmaker (qui réalise les instrumentaux sur lesquelles les rappeurs posent leur voix).
De nombreux parents s’opposent ainsi à l’idée que leurs enfants fassent du rap : « Mon père n’est pas d’accord. Il me dit toujours qu’il faut étudier », avoue 3Zawi. Un constat partagé par Yariss : « Mon père me dit que je dois équilibrer entre le rap et les études. »
En règle générale, les parents n’empêchent pas leurs enfants de faire du rap. Mais certains contrôlent tout de même ce qu’ils écrivent. « Avant de publier un morceau, je dois le faire écouter à mon père, confie Yariss. Il ne veut pas de problème. » Ce jeune Marrakchi de 17 ans n’est pas totalement libre d’écrire ce qu’il souhaite : « Quand j’écris, je pense à ma famille, car ils écoutent mes chansons. Parfois mon père me dit de changer des choses. »
La famille est un des principaux thèmes du rap marocain. Avant sa session studio, Ayoub joue les traducteurs pour le dernier titre de Devil A, Sorry Mama : « Il dit à sa mère qu’il a de la peine, qu’il ne veut pas la perdre. » Le rappeur a tout lâché pour le rap. À 22 ans, il ne s’imagine pas faire autre chose. La musique est une passion qui s’est transformée en issue de secours.
Yariss le rejoint sur ce point : « Je ne veux pas de l’avenir ennuyeux que mon père me propose. Je veux faire un métier qui me plaît. Si je peux gagner de l’argent avec le rap, ce serait bien. »
Cette musique représente un espoir pour beaucoup. Porté par de nombreux talents et des projets tels que Naar, le rap devrait faire flotter le drapeau du royaume au-delà de ses frontières.
Un pays coupé en deux
Le Cameroun est divisé en deux parties depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Vaincue, l’Allemagne quitte le territoire qui est alors partagé entre la France, pour la partie orientale, et le Royaume-Uni, pour la partie occidentale. Le pays devient indépendant en 1960. Les mouvements séparatistes anglophones débutent après la proclamation de la République unie du Cameroun en 1972. Ces contestations prennent un tournant politique à partir du milieu des années 1990.
Aujourd’hui, ce pays d’Afrique subsaharienne vit une guerre civile qui passe inaperçue. Depuis novembre 2016, la minorité anglophone (20 % de la population du pays) proteste contre sa marginalisation. Les manifestations sont lourdement réprimées par le gouvernement en place.
La situation est alarmante, même si établir un bilan est compliqué. Il y aurait près d’1 millier de morts et 500 000 déplacés. Nées d’une crise socio-politique dans les régions anglophones du pays, ces tensions se sont transformées en conflit armé en 2017 entre les forces gouvernementales d’une part et différents groupes séparatistes d’autre part. La radicalisation de ce mouvement a été amplifiée par le blocage d’Internet dans une partie du pays entre février et avril 2017. Malgré une situation qui ne cesse de se dégrader, le conflit semble ignoré par la plupart des médias et la communauté internationale. Paul Biya, au pouvoir depuis trente-cinq ans, dissimule l’importance du conflit qu’il qualifie de simples « troubles ».