« Mon futur ne s’écrit pas au Liban »

 

Que faire lorsque, à 20 ans, tous vos projets professionnels volent en éclats à cause de la crise de son pays ? Persévérer ? Recommencer ? Quitter sa patrie? Cette question cruelle, Joanna Abi Abboud se l’est posée de nombreuses fois. Avant de faire le choix de l’exil.

Par Antoine Comte ( photos Camille Granjard/EPJT)

Le rendez-vous était donné à 14 heures, au Caffeine Coffee, quartier Mar-Mikhael (Saint-Michel), à Beyrouth. A l’intérieur, l’ambiance est feutrée, les canapés en cuir et les étagères pleines de livres. Le café est plein. La plupart des clients, d’une vingtaine d’années, fument leur cigarette en discutant entre amis ou profitent d’une connexion Wi-Fi de qualité (chose rare à Beyrouth) pour travailler sur leur ordinateur. Ils sont à peine troublés par les bruits des travaux venant de l’extérieur.

Joanna fait son entrée. Elle s’excuse d’arriver en retard. « Je viens de sortir du travail, nous confie-t-elle, et j’ai mis du temps à me garer. » Elle ne commande rien à boire, bien qu’elle paraisse un peu essoufflée : «  Désolé pour le bruit. Je suis déjà venue avec des amis et d’habitude, c’est plus calme ici. »

À 23 ans, Joanna Abi Abboud jongle entre deux mondes : universitaire et professionnel. «  Je suis titulaire d’une licence en psychomotricité », explique la jeune femme. Mais dans un pays où, selon elle, « la psychomotricité est un domaine rare encore inconnu de la population », elle a préféré enchaîner avec une licence de psychologie à l’université libanaise pour s’assurer un avenir.

« J’en suis aujourd’hui à ma troisième année », précise-t-elle en remettant en place ses longs cheveux bruns. Une question semble logique : pourquoi avoir initialement choisi une voie compliquée ? «  Au Liban, nos parents nous poussent à devenir médecin. Mais moi, j’ai toujours voulu travailler dans la thérapie. Avant la crise, je pensais qu’il y aurait un futur dans ce métier. »

«  Il n’y a aucun espoir de renouveau, ni de stabilité. Je n’y crois plus »

« Avant la crise ». L’expression revient sans cesse dans la bouche de Joanna. C’est cette crise qui fait qu’aujourd’hui, l’université libanaise reste fermée et que depuis 2019, les stages de la jeune femme ont tous été annulés. C’est cette crise qui fait qu’aujourd’hui, Joanna doit cumuler différents jobs pour arriver à vivre. Et c’est surtout cette crise qui fait qu’aujourd’hui, son but premier est de s’enfuir du Liban, comme l’ont fait bon nombre de ses amis avant elle.

L’espoir de construire son avenir au pays a laissé place au fatalisme et aux envies d’exil : « Il n’y aucun espoir de renouveau, ni de stabilité. Je n’y crois plus, avoue-t-elle. On nous dit toujours que nous allons nous relever. Mais derrière, on sait qu’il y aura une nouvelle crise. »

Depuis 2019, Joanna ne pense donc qu’à une chose : partir. Mais pour aller où ? « En France, répond-elle sans hésitation. J’ai trois amis qui sont déjà là-bas. » Ses proches, Joanna les voit partir un par un, mus comme elle par une volonté de s’extirper de la situation terrible du Liban. « Avec tout ce qui s’est passé, je n’ai plus personne ici. Ils sont tous partis. Je n’ai plus qu’une seule copine qui, elle aussi, prépare son départ. »

Le frère de Joanna, marié depuis peu, envisage même de démissionner de son poste pour, lui aussi, partir à l’étranger, alors que l’emploi se fait déjà rare à Beyrouth. Un exemple que Joanna aimerait suivre. Actuellement, elle cumule trois emplois : des cours d’éducation psychomotrice donnés aux enfants d’une école maternelle de Dekwaneh, des leçons de gymnastique et, enfin, la gestion de son propre cabinet de psychomotricité, qu’elle a ouvert il y a quelques mois. « Au début, c’était très dur de trouver des clients mais aujourd’hui, les organismes d’aide à la personne sont submergés et m’envoient des patients », confie-t-elle.

Un regain d’affluence pas assez fort pour faire disparaître ses envies d’ailleurs : « Je touche environ 2,5 millions de livres libanaises par mois. Avant, c’était un très bon salaire, maintenant, ce n’est rien. Je préfère avoir un seul travail stable à l’étranger qui me permet d’avoir un revenu suffisant, plutôt que plusieurs emplois qui me prennent tout mon temps et ne me laissent que le temps de dormir. »

« Je suis arrivée à m’en sortir au Liban, alors pourquoi pas en France ? »

C’est dans ses rares moments de temps libre que Joanna prépare son départ : « J’appelle des universités, j’envoie des mails, je monte des dossiers, c’est assez épuisant. » Récemment, elle a passé un test de langue avec succès, capital pour son entrée en France. « L’idéal serait d’intégrer une licence de psychologie pour préparer un master à Paris VIII ou à Descartes. »

Mais la jeune femme avoue à demi-mot que rien n’est sûr : « Si je pars, je n’aurais pas droit à une bourse. Donc trouver un logement sera difficile. » Des barrières financières qui ne font pas faiblir sa volonté : « Je préfère arriver en France, même sans logement, que rester là dans ma situation actuelle. »

Elle hésite, puis reprend, d’un air triste : «  Je vais me débrouiller… C’est ce que je fais depuis maintenant trois ans. Je suis arrivée à m’en sortir au Liban, alors pourquoi pas en France ? » Quand on lui demande si elle ne ressent rien à l’idée de quitter son pays, Joanna Abi Abboud se fait la porte-parole d’une jeunesse libanaise qui a perdu tout espoir : « Des souvenirs d’enfance, j’en ai plein la tête. Je suis née ici, j’ai grandi ici, je n’ai jamais quitté le pays. Mais on ne se sent plus en sécurité au niveau physique, émotionnel et mental. C’est triste, mais mon futur ne s’écrit pas au Liban. »